vendredi 10 octobre 2014

Un condamné à mort s'est échappé (Robert Bresson)

Un condamné à mort s’est échappé ou Le vent souffle où il veut
Un film de Robert Bresson sorti en salles en 1956.


















Le film s’ouvre sur deux mains ouvertes, tremblantes. Des doigts tâtonnent pour ouvrir une portière. Le geste est interrompu. La caméra passe des mains au visage, on aperçoit Fontaine, puis vers d’autres mains, menottées celles-ci. Dans cette scène, le lieutenant Fontaine, condamné à mort par l’occupant nazi pour acte de résistance, tente de s’échapper de la voiture qui l’emmène à la prison. Dès cette scène d’ouverture, les thèmes principaux du film sont posés : la volonté farouche de s’échapper, l’importance des mains et du travail manuel pour y arriver, la peur d’être pris et le courage de tenter le coup, malgré tout. Vouée à l’échec, cette première tentative de fuite illustre le fait que Fontaine ne se résignera pas. Quitte à se faire passer à tabac, quitte à se faire fusiller. Vivre, c’est prendre le risque de mourir en résistant.



A part cette magnifique première scène, le reste du film se déroulera dans un huis-clos carcéral. Le film d’évasion est un classique du cinéma, mais ici le titre du film écarte tout suspens – le condamné à mort s’est échappé. Toute l’originalité du film de Bresson sera de montrer méticuleusement comment Fontaine aura échappé à son funeste destin. Cette évasion sera montrée de manière quasi-documentaire, racontée en voix-off, à la manière d’une activité artisanale comme les autres. Dans l’économie formelle qui lui est propre, Bresson filme de longues séquences, souvent en plan-fixes, de Fontaine travaillant à son évasion. On le voit ainsi longuement utiliser une cuillère limée pour desceller les planches de sa porte de cellule. De même, lorsqu’il s’agit de faire une corde avec son sommier et ses draps ou des crochets avec sa lampe. Cette évasion sera la métaphore de la condition productive de l’homme, cet homo faber qui doit utiliser son intelligence pour transformer le quotidien en outil et ses mains pour passer de l’idée à l’objet. Le thème prométhéen de l’homme capable de sortir de sa condition par le travail intellectuel et manuel est très présent dans le film. Plutôt qu’à MacGyver on pense à la très belle scène de l’atelier de poterie filmée par Kenji Mizoguchi dans Les contes de la lune vague après la pluie.


A travers cette économie de moyens, Bresson apporte une densité impressionnante à chacune des scènes. Même si nous savons que Fontaine s’échappera, nous sommes fascinés par son travail, inquiets au moindre bruit de pas en dehors de la cellule, anéantis à la moindre complication. Lorsque la cuillère limée casse et reste coincée dans la porte, le film atteint un sommet d’intensité. Ce simple plan, une cuillère figée dans une porte en bois, est une image bouleversante. Image du courage et de la volonté de Fontaine, de la difficulté de sa tâche et de la résistance.



S’échapper, pour reprendre sa vie, mais surtout pour lutter. Ne pas se résigner face à la barbarie humaine. Ne jamais abandonner, comme d’autres détenus peuvent le faire. L’évolution du vieil homme, voisin de cellule de Fontaine, est à ce titre remarquable. Alors qu’il trouve vaine sa tentative d’évasion, juste bonne à apporter des problèmes supplémentaires, il va progressivement y croire et lui apporter un soutien amical. La solidarité, la camaraderie, la confiance sont les seuls moyens de résister face à la barbarie. Ce n’est qu’en faisant confiance à son nouveau codétenu, le jeune Jost, que Fontaine pourra réussir à s’échapper.



Une scène est particulièrement mémorable. Les matons savent que les prisonniers correspondent par écrit. Ils annoncent une fouille des cellules de tous les prisonniers qui ne rendront pas volontairement leurs crayons. Fontaine sait qu'il doit éviter la fouille pour ne pas compromettre son plan d'évasion. Il se décide donc à donner son crayon aux surveillants. Pourtant, au moment où ces derniers lui demandent s'il a un crayon dans sa cellule, dans un réflexe de résistance, Fontaine cache son crayon dans son dos et refuse de rendre son crayon. Par ce simple geste, Bresson montre la puissance et le courage de Fontaine, sa volonté farouche de ne pas accepter l'inacceptable. 



« Créer c’est résister, résister c’est créer ». Telle pourrait être la devise de Fontaine. Ne pas accepter la barbarie. Lutter, résister, s’échapper, pour vivre certes, mais surtout pour rester  un  homme. Garder sa dignité. Le vent souffle où il veut, sous-titre mystérieux. Le vent de la liberté ? Que le vent se lève!
La marchande de rubans 
Un tableau peint par Emile Bernard vers 1888 et aujourd'hui conservé au Museum of Fine Arts de Gifu. Tableau vu lors de la rétrospective Emile Bernard au musée de l'Orangerie en septembre 2014.










Lorsqu’il peint La marchande de rubans, aux alentours de 1888, Emile Bernard a la vingtaine. Il touche alors déjà le sommet artistique de sa pourtant longue carrière. Deux ans avant, en 1886, il avait rejoint Paul Gauguin et d’autres peintres dans le village de Pont-Aven où ils inventèrent le symbolisme synthétique. C’est avec Les bretonnes dans la prairie peint en juillet 1888 que Bernard crée cette peinture « synthétique » qu’il recherchait depuis longtemps. Un tableau sans perspective, un collage de souvenirs plus que la peinture d’une scène de vie particulière. 

Emile Bernard - Les bretonnes dans la prairie
Impressionné, Gauguin s’inspirera fortement de la toile de son jeune ami pour réaliser le très ressemblant Vision après le sermon (ou la Lutte de Jacob avec l’Ange). Chef de file de cette école de Pont-Aven, c’est naturellement à Gauguin que les critiques de l’époque attribuent les éléments novateurs de cette peinture symboliste. Vexé de rester dans l’ombre de Gauguin et de ne pas recevoir la part d’éloges qui lui incombe, Emile Bernard va passer sa vie à ressasser cet épisode amer. Il quitte la France pour Le Caire pour peindre des croutes orientalistes, puis imiter les grands maîtres italiens en prônant le retour à l’ordre. Il renie ses tableaux d’avant-garde et ne jure plus que par Titien ou Tintoret. A la fin de sa vie, il sera même conseiller artistique sous Vichy et proposera une réforme radicale de l’Académie des Arts. Triste trajectoire. Emile Bernard n’aura été brillant artistiquement que quelques années, entre 1886 et 1892. Une comète dans l’histoire de la peinture moderne.

Paul Gauguin - La vision après le sermon
Pendant cette période d'une exceptionnelle richesse, Bernard peint cette magnifique Marchande de rubans. C’est une scène de marché. Au premier plan nous voyons deux marchandes de tissu et des boules de laine posées sur une table. Ces boules de laine sont des pommes de Cézanne, bleues, vertes, jaunes ou rouges. Elles riment avec les poires vendues par une marchande ambulante, autre référence cézanienne. Au second plan, la foule des clients en habits traditionnels bretons. Élément particulièrement novateur et remarquablement réalisé, les marchandes et la foule sont séparés par des bandes de tissu qui flottent et coupent nettement le tableau et deux. Le tableau est donc strié en plein centre par ces rubans multicolores, ce qui casse la perspective et rapproche le tableau du synthétisme. Pourtant, la scène semble plus réaliste que le collage de souvenirs des Bretones dans la prairie.

Le titre du tableau, La marchande de rubans, provient d’un contresens. La marchande n’est pas cette femme nue-tête à la belle chevelure rousse debout derrière les rubans, mais les deux bretonnes en bas à droite au premier plan. La dame rousse est une cliente. En toute rigueur, ce tableau devrait s’appeler Les marchandes de tissu. Ces deux bretonnes dans le coin inférieur droit du tableau représentent forcément un clin d’œil de Bernard aux Bretonnes dans la prairie et à La vision après le sermon de Gauguin. La cliente au teint diaphane et aux cheveux de feu, point central du tableau, est probablement Madeleine Bernard, sœur de l’artiste et proche des peintres de l’école de Pont-Aven. A part Madeleine Bernard, deux autres personnages du tableau ne sont pas en habits traditionnels bretons. Ce sont deux hommes en canotier, qui encadrent Madeleine. On peut faire l’hypothèse que ce sont Paul Gauguin et Charles Laval, amis proches des Bernard à cette époque. Gauguin était d’ailleurs amoureux de Madeleine Bernard, mais elle lui préféra Laval, avec qui elle partit en Egypte. Gauguin faisant souffrir Emile, Madeleine faisant souffrir Gauguin. Amour, famille, trahison – Dallas à Pont-Aven.









mercredi 24 septembre 2014

3 Coeurs (Benoît Jacquot)

3 Coeurs
Un film de Benôit Jacquot sorti en salles en 2014.

















Note à moi-même – qui d’autre peut bien lire ces lignes : ne jamais aller voir un film quand toute l’histoire est condensée dans la bande annonce. Celle de 3 cœurs m’avait pourtant plutôt donné envie. Le potentiel mélodramatique de l’histoire, des acteurs sympathiques, une belle photographie et Benoît Jacquot. Nom un peu Totem car je n’ai vu qu’un seul film de lui (Les adieux à la Reine) et que je l’avais déjà trouvé sans relief. J’avais eu exactement le même sentiment avec Dans la maison de François Ozon. Un scénario malin, une bande annonce efficace et un réalisateur français assez coté, ni adoré ni méprisé. Durant la séance, patatras, j’avais trouvé le film nul. Rebelote avec 3 coeurs.

Le problème ne vient pas du scénario, qu’on pourrait qualifier de peu réaliste mais qu’importe. J’étais prêt à y croire, à cette histoire de contrôleur des impôts parisien qui tombe follement amoureux d’une provinciale, la perd de vue puis se marie avec sa sœur quelques années après. Cet homme qui aime deux sœurs simultanément comme dans Les anglaises et le continent de Truffaut. Ce choix entre la passion et la raison, entre le coup de foudre et les convenances familiales comme dans Two Lovers de James Gray, voire La Jalousie de Philippe Garrel. Je n’ai ressenti que longueur, ennui et énervement. La faute à une mise en scène qui fait toujours les mauvais choix.

D’abord, la musique de Bruno Coulais, qui convoque un orchestre pour ponctuer chaque rebondissement. Marc a raté son train, paaaam. Marc rencontre une belle inconnue, paaaam. Marc hésite à monter l’escalier, paaaaam. Marc regarde des photos des deux sœurs dans l’escalier, paaaam. A coté, Wagner c’est de la légèreté. L’autre grande idée sonore du film est d’utiliser une voix off, celle de Jacquot semble-t-il, pour raconter des banalités.

Les dialogues ajoutent une couche de lourdeur au film. N’ayant pas lu Marc Lévy ou Guillaume Musso, je doute que leurs dialogues soient pires qu’ici. Par exemple, pendant la scène de rencontre entre Marc (Pooelvorde) et Sophie (Mastroianni) on a droit à ce très beau trait d’esprit : Elle. « - Je dis souvent je sais pas. C’est comme ça, j’ai peu confiance en moi. » Lui : « - Moi aussi, je dis souvent je sais pas. C’est drôle. (..) Et ton père, il est où ? » Elle « Je sais pas. Là, c’est vrai, je sais vraiment pas ». Rires. Il y a un autre grand moment de finesse, lors de ce diner. Elle « - Sophie, ça veut dire sagesse en grec, je ne suis pas très sage pourtant ». Lui « Peut être que la vraie sagesse c’est de se rendre compte qu’on n’est pas très sage. » Du cinéma d’auteur de grande qualité.

Plus tard dans le film, il y a une séquence complètement ridicule, dans laquelle Benoît Jacquot découvre le texto comme arme dans une relation adultérine. Bien qu’ils soient mariés depuis plus de cinq ans, Marc doit subtiliser discrètement le téléphone de sa femme pour prendre le numéro de sa sœur Sylvie, qu’il renomme S (finaud, le Marc). Puis, il se cache pour lui envoyer un texto. Pendant de longues minutes, on a le droit à un échange de sms où rien ne nous est épargné : la sonnerie du téléphone (personne ne connait le mode vibreur dans le film), les doigts tremblants d’émotions pour ouvrir le message, gros plan sur le message, les doigts tremblants à nouveau pour répondre. Voila les messages envoyés au cours de ce fol épisode :
-          Je viens.
-          Quand ?
-          Maintenant ?
-          Oui.
Quittant le nid familial au beau milieu de la soirée, sans prévenir, Marc reçoit à nouveau un texto, mais de sa femme cette fois :
-          T’es où ? Inquiète.
Il parait que le ridicule ne tue pas. Pas si sur, car c’est quand même un ultime coup de téléphone qui terrassera Marc le cardiaque.

Car oui, Marc a des problèmes de cœur (la finesse, toujours). C’est d’ailleurs à cause d’un infarctus qu’il a raté son rendez-vous avec Sylvie. Dans une scène d’un mauvais gout certain, dans laquelle Jacquot a besoin d’utiliser des chinois ne parlant pas français pour ouvrir un espace de comédie dans le film, Marc fait un malaise. Serré dans sa cravate, Poelvoorde transpire, s’agite, souffle, grimace… Il jouera à peu près de la même manière la scène de désir sexuel lorsqu’il est dans la voiture avec Sylvie, qu’il retrouve pour la première fois depuis si longtemps. Acteur pourtant sympathique et parfois excellent, Poelvoorde ne fais pas exister Marc. Par exemple, lors de la scène de mariage, ce n’est pas Marc que l’on voit hésitant et regardant la porte en attendant Sylvie, mais Poelvoorde dans son rôle de clown triste et grimaçant qu’il joue dans un film sur deux.   

L’épisode du redressement fiscal du maire constitue une autre maladresse scénaristique. D’abord parce que ces scènes semblent plaquer dans le film sans que Jacquot n’ait de réel plaisir à les filmer. Surtout, par ce qu’elles montrent implicitement. Finalement, ce n’est que par frustration amoureuse, par confusion sentimentale, que Marc décide d’enquiquiner le notable qui l’a marié. Ces inspecteurs des impôts y font qu’à nous embêter parce qu’y sont pas heureux dans la vie, nous dit Jacquot. Le choix du contrôleur des impôts comme un homme terne qui fait pleurer les pauvres dames qu’il prend dans ses filets est plutôt douteux.


Pour finir sur une touche positive, il y a deux scènes que j’ai trouvé très réussies. D’abord une scène de repas – nombreuses dans le film. Sylvie (Charlotte Gainsbourg) revient des États-Unis mais elle n’a pas encore retrouvé Marc. Attablé, il la dévore du regard, toujours grimaçant. Elle fait tout pour éviter son regard. Jusqu’au moment où leurs regards se croisent. Plus précisément, jusqu’au moment où Charlotte Gainsbourg lance un regard caméra d’une telle intensité que ces poignées de secondes sauvent presque le film. L’autre grand moment d’intensité, c’est une rencontre nocturne sur Skype, entre Marc et Sylvie. Alors que j’avais trouvé la scène Skype longue et embarrassante dans le Bird People de Pascale Ferran, j’ai été bouleversé par la force de cette scène. Ici encore, Charlotte Gainsbourg est impressionnante et Benoît Poelvoorde ne tient pas la comparaison.  Ces deux regards enfiévrés de Charlotte Gainsbourg sont les atouts qui permettent à 3 cœurs de ne pas finir Fanny.

Dora Maar aux ongles verts (Pablo Picasso)


Dora Maar aux ongles verts.
Un tableau de Pablo Picasso peint en 1936 et aujourd’hui conservé au musée Berggruen de Berlin.

















On a souvent caricaturé l’œuvre de Picasso en associant chaque période artistique à une relation amoureuse. Ainsi, en 1935, alors qu’Olga Kolkhova et lui se séparent, Picasso abandonne la peinture pour se consacrer à son œuvre poétique. Quelques mois plus tard, en 1936, Picasso délaisse sa plume et reprend ses pinceaux. Entre temps ? La tragédie de la guerre civile espagnole, certes. Les espoirs et l’ébullition politique nés avec le Front Populaire, certes. Mais aussi (surtout ?) la rencontre avec Dora Maar, au café des Deux Magots en compagnie de Paul Éluard. Le coup de foudre. Leur relation durera près de huit années. A partir de 1936, Dora deviendra le modèle de nombreuses toiles, dans lesquelles Picasso révolutionnera une nouvelle fois sa propre peinture. Les historiens de l’art appellent cette période celle des Femmes assises et des Femmes au chapeau.


Si Dora Maar aux ongles verts, peint en 1936, est probablement l’un des premiers portraits de Dora Maar réalisés par Picasso, il est aussi l’un des plus sobres.


Les couleurs sont ternes, comparées aux portraits à venir. Arrière plan gris, visage blanc et veston noir. On est loin de l’explosion de couleurs des portraits futurs de Dora Maar, tels ce Buste de femme de 1938 avec un arrière plan rouge vif ou Le chandail jaune de 1939 dans lequel Dora à une robe violette, un chandail jaune et bleu roi et un chapeau multicolore. Dans Dora Maar aux ongles verts, les couleurs sont moins vives et peu présentes. Il y a bien ce chemisier bleu et ce collier doré, mais leur éclat est passé. Un œil est noir, l’autre marron, alors que Dora avait les yeux bleus, et il résonne avec la chaise. La complémentarité entre le violet et le vert donne le ton de ce tableau. Les paupières et la partie inférieure de la bouche sont violets, la partie supérieure de la bouche et les ongles sont verts. Ces deux couleurs sont seulement présentes par touches mais le regard s’y accroche immédiatement. Ce vert qui colore le visage rappelle les portraits de Kees Van Dongen, un temps proche de Picasso. Des ongles verts et quatre doigts à chaque main. Dans ce portait, Picasso met en valeur les mains de Dora. Selon la légende, il fut fasciné par ses gants lors de leur première rencontre et les lui demanda en souvenir.

Cette économie de couleurs confère une atmosphère mélancolique au tableau. Le regard se perd dans cet arrière plan d’un gris hypnotisant. Ce visage blanc sur fond gris, réussite technique, accroit la mélancolie. Dora Maar a déjà l’air de regretter le temps où leur amour était si intense, alors que la relation ne dure que depuis quelques mois.


Par rapport aux portraits suivants Dora Maar aux ongles verts détonne également par la sobriété du dessin. Le visage est net, presque réaliste. Seuls les yeux sont disproportionnés, peut-être un clin d’œil à l’art de Dora, la photographie. Si on compare à La femme qui pleure, peint juste une année après en 1937, ou aux deux portraits précédemment cités, la différence est flagrante. Dans tous ces portraits, le visage est déstructuré, déformé, dans un style cubiste. Ici, seule la veste noire fait penser à ce style. On peut faire l’hypothèse que Picasso a voulu d’abord peindre un portait sensible et quasi réaliste de sa muse, avant de s’amuser à le faire voler en éclat, comme tout fétichiste qu’il était.     


Comparé aux autres portraits de Dora Maar, ce tableau apporte un éclairage sur les débuts de leur relation amoureuse. La sérénité qu’il procure est toute relative. Celle du calme avant la tempête.



La Chienne (Jean Renoir)

La Chienne
Un film de Jean Renoir, sorti en salles en France en 1931.


















La Chienne aurait pu s’appeler Le crime de Monsieur Legrand. Ou Le Chien Battu. Maurice Legrand, caissier à la bonneterie Henriot, est un homme insignifiant. Dès la scène d'introduction, on le voit humilié par ses collègues. Lors d'un dîner, le patron a déclenché l'hilarité avec un trait d'esprit. Mais Legrand n'a pas ri assez vite. Ce n'est qu'une fois le rire terminé, qu'il pouffe et félicite le patron pour son bon mot. Trop tard, il devient la cible des moqueries. Il aurait fallu préférer ne pas rire. Mieux vaut refuser la partition que de faire fausse note. Hélas, Maurice n'a même pas cette subversion bartlebienne  de "préférer ne pas" jouer le jeu. Il accepte docilement les humiliations, au travail comme avec sa femme.


Par son coté falot, Maurice Legrand est un cousin éloigné de Dutilleul, le passe-muraille imaginé plus tard par Marcel Aymé. Maurice ne passe pas à travers les murs pour s'échapper de son existence terne, il peint. Il peint pour le plaisir, sans même penser que l'art puisse être une activité commerciale. Il peint sans compter, au grand dam de son épouse Adèle. Grâce à ses tableaux, il se rapprochera de Lulu, dont il est tombé fou amoureux en rentrant du dîner chez Henriot. La mise en scène de Renoir et le talent de Michel Simon sont d'ailleurs époustouflants lors de la scène du coup de foudre — peu réciproque. En quelques plans, on voit la flamme s’allumer dans le regard de Maurice, sa posture prendre de la confiance. Aux cotés de Lulu, il reprend des couleurs, de l'assurance, de l'audace même. Il se fait ainsi passer pour un artiste peintre pour l’impressionner.


Dans ce jeu de dupes, où chaque personnage ment aux autres, Maurice se fera arnaquer par Lulu et Dédé. Ils s'approprient ses tableaux, non signés, pour les revendre à prix d'or à un galeriste. Sans signature l'art n'a pas de valeur et il faut donc inventer une histoire pour ces toiles. Lucienne Pelletier n'étant pas un patronyme assez vendeur, ils seront signés Clara Wood. Jean Renoir profite de ces scènes pour se moquer du milieu de la peinture, des critiques d'art aux galeristes, un monde qu'il connait forcément très bien. Quand il découvrira le pot aux roses, Maurice ne fera pas de coup d'éclat. Une fois encore, il acceptera l'humiliation et jouera le jeu. Il acceptera même de peindre de nouvelles toiles pour que Lulu les revende sous son nom.


Maurice, toujours fou amoureux de Lulu, monte un coup pour se séparer de son épouse. Ivre de bonheur, se délivrant alors d'une frustration accumulée au cours d'une vie insipide, il rejoint Lulu dans l'appartement qu'il loue pour elle depuis quelques temps – appartement dans lequel il y a une salle de bain, un luxe suprème pour l’époque. C'est alors qu'il surprend Dédé dans le lit de Lulu. Il nageait dans le bonheur et va se noyer dans le chagrin. Pourtant, confronté à cette nouvelle trahison, il l'accepte docilement. Sans esclandre, il quitte l'appartement, penaud.

Le lendemain, alors qu'il déclare sa flamme à Lulu, celle-ci l'humilie une fois de plus. Une fois de trop. Dans une scène d'une cruauté insoutenable, elle rabaisse Maurice et se moque de lui et de son amour. Comment un homme comme lui pensait-il pouvoir plaire à une femme comme elle ? S'est-il seulement observé dans un miroir ? — nous savons que oui, grâce à la toile de son autoportrait qui conclura magnifiquement le film. Humilié comme jamais, Maurice poignarde Lulu. Alors que la violence verbale est montrée face caméra, le crime est seulement suggéré par une ellipse. Renoir veut-il minimiser l'assassinat ? Ce portrait psychologique permet en tous cas de comprendre comment un tel acte a pu être commis. "On n'est pas assassin tous les jours" comme Renoir se plait à le rappeler lors d'une interview de l'époque.

La séquence de l'assassinat de Lulu par Maurice est grandiose. La tension monte à travers un montage alterné entre la chambre de Lulu, où a lieu le drame sanglant, et la rue devant l'immeuble, où des chanteurs de rue émerveillent tout un quartier. L'arme du crime, un coupe papier, est montrée dès le début de la séquence. Nous savons qu'elle va être utilisée mais le suspense est puissant et bien ménagé. Après l'ellipse du coup de poignard, nous voyons l’horreur des draps ensanglantés. Remarquons que l'assassinat de Dédé — légal, celui-ci — sera également suggéré et masqué par une ellipse.



A coté de cette scène magistrale, les plus belles scènes du film sont celles qui ne sont pas directement liées à l'histoire de Maurice, Lulu et Dédé mais à celle, presque parasite, d'Alexis Godard. L'ancien mari d'Adèle Legrand, qui a feint la mort à la guerre pour ne pas avoir à retrouver sa femme. Ces scènes permettent de teinter le film d'une couleur plus comique, voire vaudevillesque. Le film se conclut d'ailleurs par une séquence ou Maurice et Alexis se retrouvent dans une rue de Paris, quelques années après le drame. On pense aux Bouvard et Pécuchet de Flaubert, mais nos hommes ne sont plus les petits bourgeois ternes et conventionnels qu'ils ont été auparavant. Ils ont pris leurs distances et ne jouent plus le jeu. Ils ont l'air libres, ils ont l'air heureux, ces deux vagabonds. On pense à Beckett, alors osons : En attendant Godard !