La Chienne
Un film de Jean Renoir, sorti en salles en France en 1931.
La Chienne aurait pu s’appeler Le crime de Monsieur Legrand.
Ou Le Chien Battu. Maurice Legrand, caissier à la bonneterie Henriot, est un
homme insignifiant. Dès la scène d'introduction, on le voit humilié par ses
collègues. Lors d'un dîner, le patron a déclenché l'hilarité avec un trait
d'esprit. Mais Legrand n'a pas ri assez vite. Ce n'est qu'une fois le rire
terminé, qu'il pouffe et félicite le patron pour son bon mot. Trop tard, il devient
la cible des moqueries. Il aurait fallu préférer ne pas rire. Mieux vaut
refuser la partition que de faire fausse note. Hélas, Maurice n'a même pas
cette subversion bartlebienne de
"préférer ne pas" jouer le jeu. Il accepte docilement les humiliations,
au travail comme avec sa femme.
Par son coté falot, Maurice Legrand est un cousin éloigné de
Dutilleul, le passe-muraille imaginé plus tard par Marcel Aymé. Maurice ne
passe pas à travers les murs pour s'échapper de son existence terne, il peint.
Il peint pour le plaisir, sans même penser que l'art puisse être une activité
commerciale. Il peint sans compter, au grand dam de son épouse Adèle. Grâce à
ses tableaux, il se rapprochera de Lulu, dont il est tombé fou amoureux en
rentrant du dîner chez Henriot. La mise en scène de Renoir et le talent de
Michel Simon sont d'ailleurs époustouflants lors de la scène du coup de foudre
— peu réciproque. En quelques plans, on voit la flamme s’allumer dans le regard
de Maurice, sa posture prendre de la confiance. Aux cotés de Lulu, il reprend
des couleurs, de l'assurance, de l'audace même. Il se fait ainsi passer pour un
artiste peintre pour l’impressionner.
Dans ce jeu de dupes, où chaque personnage ment aux autres,
Maurice se fera arnaquer par Lulu et Dédé. Ils s'approprient ses tableaux, non
signés, pour les revendre à prix d'or à un galeriste. Sans signature l'art n'a
pas de valeur et il faut donc inventer une histoire pour ces toiles. Lucienne
Pelletier n'étant pas un patronyme assez vendeur, ils seront signés Clara Wood.
Jean Renoir profite de ces scènes pour se moquer du milieu de la peinture, des
critiques d'art aux galeristes, un monde qu'il connait forcément très bien.
Quand il découvrira le pot aux roses, Maurice ne fera pas de coup d'éclat. Une
fois encore, il acceptera l'humiliation et jouera le jeu. Il acceptera même de
peindre de nouvelles toiles pour que Lulu les revende sous son nom.
Maurice, toujours fou amoureux de Lulu, monte un coup pour
se séparer de son épouse. Ivre de bonheur, se délivrant alors d'une frustration
accumulée au cours d'une vie insipide, il rejoint Lulu dans l'appartement qu'il
loue pour elle depuis quelques temps – appartement dans lequel il y a une salle
de bain, un luxe suprème pour l’époque. C'est alors qu'il surprend Dédé dans le
lit de Lulu. Il nageait dans le bonheur et va se noyer dans le chagrin.
Pourtant, confronté à cette nouvelle trahison, il l'accepte docilement. Sans
esclandre, il quitte l'appartement, penaud.
Le lendemain, alors qu'il déclare sa flamme à Lulu, celle-ci
l'humilie une fois de plus. Une fois de trop. Dans une scène d'une cruauté
insoutenable, elle rabaisse Maurice et se moque de lui et de son amour. Comment
un homme comme lui pensait-il pouvoir plaire à une femme comme elle ? S'est-il
seulement observé dans un miroir ? — nous savons que oui, grâce à la toile de
son autoportrait qui conclura magnifiquement le film. Humilié comme jamais,
Maurice poignarde Lulu. Alors que la violence verbale est montrée face caméra,
le crime est seulement suggéré par une ellipse. Renoir veut-il minimiser
l'assassinat ? Ce portrait psychologique permet en tous cas de comprendre
comment un tel acte a pu être commis. "On
n'est pas assassin tous les jours" comme Renoir se plait à le rappeler lors d'une interview
de l'époque.
La séquence de l'assassinat de Lulu par Maurice est
grandiose. La tension monte à travers un montage alterné entre la chambre de
Lulu, où a lieu le drame sanglant, et la rue devant l'immeuble, où des
chanteurs de rue émerveillent tout un quartier. L'arme du crime, un coupe
papier, est montrée dès le début de la séquence. Nous savons qu'elle va être
utilisée mais le suspense est puissant et bien ménagé. Après l'ellipse du coup
de poignard, nous voyons l’horreur des draps ensanglantés. Remarquons que l'assassinat
de Dédé — légal, celui-ci — sera également suggéré et masqué par une ellipse.
A coté de cette scène magistrale, les plus belles scènes du
film sont celles qui ne sont pas directement liées à l'histoire de Maurice,
Lulu et Dédé mais à celle, presque parasite, d'Alexis Godard. L'ancien mari
d'Adèle Legrand, qui a feint la mort à la guerre pour ne pas avoir à retrouver
sa femme. Ces scènes permettent de teinter le film d'une couleur plus comique,
voire vaudevillesque. Le film se conclut d'ailleurs par une séquence ou Maurice
et Alexis se retrouvent dans une rue de Paris, quelques années après le drame.
On pense aux Bouvard et Pécuchet de Flaubert, mais nos hommes ne sont plus les
petits bourgeois ternes et conventionnels qu'ils ont été auparavant. Ils ont
pris leurs distances et ne jouent plus le jeu. Ils ont l'air libres, ils ont
l'air heureux, ces deux vagabonds. On pense à Beckett, alors osons : En
attendant Godard !
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